20 ans des Cahiers François Viète - Un mois, un article

Pour les vingt ans des Cahiers François Viète, les membres du comité de rédaction ont choisi de revenir chaque mois de l'année 2019 sur un des articles publiés dans les Cahiers depuis 1999.

Retour sur l’introduction d’Anne-Françoise Garçon, « Autos mobiles, autos coincées… L’innovation et ses temporalités », Cahiers François Viète, série I, 5 (Innovation et culture technique), 2003, p. 3-11.

Pierre Teissier, Juin 2019

Ce numéro spécial des Cahiers François Viète consacré aux débuts de l’automobile en France, des années 1880 aux années 1950, mérite un détour dans le paysage de l’histoire des techniques, comme aux temps aventureux où l’automobile invitait à prendre les chemins de traverse. Le numéro, coordonné par Anne-Françoise Garçon, est issu de plusieurs journées d’étude ce qui donne une belle cohérence à l’ensemble. Les neuf auteurs prennent « l’automaboulisme » de la deuxième industrialisation comme un cas d’école pour penser les temporalités et les acteurs multiples du phénomène technique en croisant l’échelle nationale (France) et l’échelle régionale (Bretagne).

L’analyse des pratiques donne une première périodisation générale en « deux temps » : un « bref et puissant […] engouement » sur la période 1895-1905 en France, puis le temps « de la généralisation » sur le demi-siècle qui suit. À cette périodisation globale se superposent des « temporalités partielles » dictées par les multiples déterminations des techniques en société : des matérialités physiques telles « l’absence en France de ressources en carburant » ; des logiques territoriales, qui construisent le tissu national des garagistes et des distributeurs de carburants, d’électricité ou de gaz, entre capitale et provinces ; des contraintes militaires, dont les guerres de 14-18 et 39-45 ont des conséquences sur les installations portuaires (Nantes et Saint-Nazaire) et le raffinage de brut (Donges) ; des ordres politiques qui réglementent, au niveau juridique, la circulation et entretiennent (mal) les réseaux routiers à cause d’une « pauvreté de l’État » et d’une activité des « conseils généraux » en direction des réseaux ferroviaires ; des facteurs culturels enfin qui font accepter les contradictions automobiles « entre vitesse et bouchons ».

Ce qui est également stimulant dans cette belle leçon d’histoire et d’anthropologie des techniques, c’est la prise en compte des facteurs multiples qui font le complexe technique, au-delà des oppositions pauvres entre déterminisme et autonomie, entre innovations et usages, entre prix et rêves. A.-F. Garçon identifie « trois approches majeures » empruntées par les auteurs du numéro. Premièrement, « la recherche des vecteurs de l’innovation » par des analyses de « classes », de « métiers », de « générations » et de « sexes ». Deuxièmement, l’importance des « normes » des sociétés qui, par leurs « résistances » et leurs « renouvellements », peuvent expliquer des blocages ou, au contraire, des massifications de l’automobile. Troisièmement, la « matérialité de l’objet technique » est prise au sérieux telle l’impossibilité de « mettre au point des accumulateurs performants » pour les voitures électriques ou la possibilité d’hybridation entre prototypes électriques et à essence.

Ces approches plurielles d’histoire et d’anthropologie des techniques proposent ainsi des récits denses et des analyses subtiles en couplant les effets imbriqués des rapports sociaux, des structures de pensée et des matérialités artefactuelles, sans se laisser séduire par les lieux communs du tourisme téléologique sur l’autoroute de l’automobile à essence.

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Coup d'œil sur l'article de Marie-José Durand-Richard, « De la prédiction des marées : entre calcul, observations et mécanisation (1831-1876) », Cahiers François Viète, série II, n°8-9, 2016, p. 105-135.

Jenny Boucard, Mai 2019


Cet article  est publié dans le volume Entre Ciel et Mer, qui interroge les relations entre sciences astronomiques et sciences maritimes. Marie-José Durand-Richard y analyse les articulations entre données empiriques et énoncés théoriques, observations humaines et mécaniques, et les interactions entre mathématiciens, ingénieurs, astronomes, officiers de marine et  hydrographes autour du problème complexe de la prédiction des marées, en France et en Grande-Bretagne, au XIXe siècle principalement. Elle revient dans un premier temps sur les travaux de Newton qui proposent une première explication causale de l’influence de la Lune sur les marées, fondée sur la théorie de la gravitation et tout particulièrement sur le problème des trois corps. Le XVIIIe siècle voit se mettre en place une systématisation des observations des marées, progressivement coordonnées par les Académies : les données sont alors discrètes – horaires et hauteurs des marées hautes et basses – et permettent de contrôler les résultats théoriques de Newton. À côté des enjeux politiques de maîtrise des territoires marins entre la Grande-Bretagne et la France, la prédiction des marées joue ainsi un « rôle paradigmatique majeur dans les discussions académiques relatives à la validité de la théorie gravitationnelle pour la philosophie naturelle ». Au tournant du XIXe siècle, Laplace propose dans sa Mécanique céleste une théorie analytique et dynamique des marées pour déterminer le mouvement général des mers à partir d’équations différentielles. Ces équations contiennent des constantes dépendantes des « circonstances accessoires », dont la détermination repose sur les observations locales. Au début des années 1830, des marégraphes auto-enregistreur sont créés et diffusés de part de d’autre de la Manche : les relevés arithmétiques issus d’observations humaines laissent donc place à la production mécanique de courbes d’observations. L’auteure analyse alors les développements des travaux sur la prédiction des marées dans les deux pays, ancrés dans des contextes épistémologiques, institutionnels, industriels et politiques différents et souligne notamment l’importance de l’ancrage des procédés mécaniques de mesure – et de prédiction dans le cas britannique – des marées dans les territoires nationaux et coloniaux.

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A propos de la « Post-face » de Claire Salomon-Bayet dans le dossier sur Les sciences des causes passéesCahiers François Viète, série I, 9-10 – 2005, p. 189-195.

Stéphane Tirard, Mars 2019


Une post-face est souvent un texte sans titre. Ce fut malheureusement le cas de celle que Claire Salomon-Bayet (1932-2016) nous avait offerte pour le dossier sur les sciences historiques que nous avions élaboré Gabriel Gohau et moi-même. Un titre, qu'elle aurait composé avec son sens de la formule synthétique, aurait rendu moins discrète cette synthèse brillante qui venait clore le volume.  

Avec un regard pénétrant, la lecture de Claire Salomon-Bayet révèle des axes transversaux dans cette collection de textes allant de l’archéologie à la cosmologie, en passant par la biologie et la géologie, et ce fut un plaisir pour nous de découvrir dans ces pages de conclusion des liens tendus vers des pans importants de son œuvre d’historienne et de philosophe des sciences.

D’emblée, elle rappelle la centralité du siècle des Lumières, où « le temps s’inscrit dans l’objet même de la connaissance », ce moment est un repère radical dans l’histoire de la perception du temps. Elle évoque notamment Rousseau, qui lui était cher, et rappelle comment le vivant, dès qu’il fut cerné par l’expérimentation au XVIIIe siècle, se trouva embarqué sur la flèche du temps et s’ouvrit à l’histoire. En poursuivant, elle souligne l’importance de l’intrusion du temps dans de nombreux champs du savoir, et elle conclut en montrant comment au XXe siècle «  qui nous reste quasi contemporain, nous changeons d’échelle et nous changeons de temps. Les sciences sont autres ».

Enfin, le lecteur remarquera au fil des propres réflexions de Claire Salomon-Bayet sur les sciences historiques qu’elle nous livre un peu de l’identité de son regard d’historienne et de philosophe sciences.

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Retour sur l'article de Virginie Fonteneau : « Paul Le Rolland (1887-1957) : de la mécanique physique à la physique des matériaux », Cahiers François Viète, série II, n°2, 2010, p. 55-78.

Colette Le Lay, Février 2019


Pour cette biographie scientifique du physicien Paul Le Rolland, auquel l’historiographie s’est rarement intéressé, Virginie Fonteneau choisit l’image de « la confluence, ce lieu précis où se fait la jonction de différents courants, avant qu’ils ne soient indissociables les uns des autres. » Elle file la métaphore dans deux aspects essentiels de la trajectoire de son personnage. Tout d’abord, son chemin de la faculté des sciences, où il a été formé, vers l’Institut polytechnique de l’Ouest (IPO), école d’ingénieurs (lointain ancêtre de l’École centrale de Nantes) dans laquelle il enseigne la mécanique physique tout en encadrant la recherche (le titre d’ingénieur-docteur a été créé peu d’années auparavant). A l’IPO, il trouve des laboratoires bien équipés et des collaborateurs ingénieurs et techniciens très motivés. Virginie Fonteneau fait intervenir alors une seconde « confluence » entre physique et métallurgie dans l’œuvre de Paul Le Rolland qui tente de faire sortir la mécanique du carcan mathématique au profit d’une part expérimentale accrue. Mais l’ère n’est pas encore à la physique des matériaux et Paul Le Rolland devra attendre la toute fin de sa vie pour bénéficier d’une reconnaissance nationale.

Dans cet article, Virginie Fonteneau pratique elle aussi la « confluence » puisqu’elle mêle une description précise des travaux de Le Rolland, situés dans leur contexte, et une évocation de l’IPO, institution locale reconnue, à l’époque, par la CNRS mais tombée depuis dans un presque oubli.

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Redécouvrir l’article d’Arnaud Saint-Martin, « L’astronomie à la niche. Sur la patrimonialisation de l’observatoire de Paris, 1900-1930 », Cahiers François Viète, série II, 3, 2010, p. 87-105.

Valérie Schafer, Janvier 2019

Si l’étude d’Arnaud Saint-Martin sur la patrimonialisation de l’observatoire de Paris dans les années 1900-1930 peut sembler éloignée de mes thèmes d’étude, plus tournés vers une histoire de l’innovation très contemporaine et le patrimoine numérique, elle offre pourtant matière à réflexion féconde pour tout chercheur attaché à la question du patrimoine : dans cet article il analyse avec minutie les nombreux acteurs, tensions, débats, processus qui aboutissent à une forme de « sanctuarisation » de l’observatoire de Paris. Outre que l’auteur propose ici un récit vivant, détaillé mais aussi incarné d’un phénomène patrimonial, il engage, au-delà des aspects monumentaux, une étude fine des jeux et enjeux de pouvoir sous-jacents et invite à penser ce que la patrimonialisation fait à une communauté, dans le cas qui l’intéresse scientifique. Il rend palpable le rôle décisif d’individus, mais aussi de réseaux et collectifs, d’une communauté prise et comprise entre des murs où elle « se niche » : il souligne ainsi toute l’ambiguïté que crée « cette archive de pierre » (p. 88).

Plus globalement mettre cet article en exergue invite le lecteur à revenir au dossier intitulé « Patrimoine scientifique : le temps des doutes ? » de 2010 pour penser le rapport des historien·ne·s des sciences et des techniques aux objets qu’ils étudient dans leurs aspects parfois les plus matériels, mais aussi symboliques, entre « attachement affectif » et « intérêt stratégique », pour reprendre les mots de la conclusion d’Arnaud Saint-Martin.

 

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Mis à jour le 24 juin 2019.
https://cfv.univ-nantes.fr/20-ans-des-cahiers-francois-viete-un-mois-un-article